close
En savoir plus

Anti Installation
France

Série réalisée en binôme avec Jordi Ballesta, géographe et photographe.

Livre aux éditions Building Books, juin 2023
Lauréat de l’aide à l’édition du CNAP, 2022

...........

Une collection de dispositifs anti-installation
Par Jordi Ballesta et Geoffroy Mathieu

Dans la France contemporaine :
sont mis en place ce que les pouvoirs publics appellent des « dispositifs de sécurisation » ou « anti-intrusion », et ce que nous nommons des dispositifs anti-installation.
Quelles localisations ?
Dans les métropoles, le plus souvent à l’intérieur de parcelles, interstitielles ou non, sans destination apparente et sans aménagements, plus rarement sur des parkings et des voies, tels des bretelles, impasses et trottoirs, ou parfois au sein de parcelles agricoles, forestières, sur des terrains de sport et dans des parcs.
L’objectif de ces dispositifs :
empêcher la (re)construction et l’expansion de bidonvilles – que les autorités ont longtemps nommés des « campements » – ou entraver le stationnement d’habitations mobiles ;
plus généralement, faire obstruction à des manières d’habiter considérées comme illégales et exogènes par les administrations municipales, préfectorales et une partie – effective ou supposée – de leurs administrés.

Illégales,
car elles ne respectent pas le droit de propriété et ne se conforment pas aux règles urbanistiques.
Exogènes,
car les habitants de ces bidonvilles sont envisagés comme des étrangers – ils n’appartiendraient pas aux communautés de voisinage, citadine ou nationale.
Exogènes, également,
parce que – pour ces communautés – les bidonvilles altèrent la cohérence territoriale, l’homogénéité sociologique, l’organisation fonctionnelle et l’unité morphologique de leurs quartier, ville et pays.

Et pour ceux (collectivités, propriétaires du terrain ou voisins) qui réclament et mettent en place ces dispositifs :
il s’agirait de préserver des formes d’urbanité consacrées, en favorisant la primauté du droit de la propriété et du droit de l’urbanisme sur le droit au logement (à moins que les personnes concernées ne soient relogées dans des conditions moins précaires, auquel cas leur droit au logement ne serait pas négligé ).

Ne s’agirait-il pas aussi, après avoir constaté la menace d’un péril, de ne pas accepter « le caractère indigne et manifestement dangereux des conditions de vie des occupants » ?
Mais pour quels type et durée de relogement ?

Quoi qu’il en soit,
les bidonvilles traduisent une précarité qui prend place – foncièrement – dans le territoire.
En cela,
ils ne correspondent pas à un mode d’habitation qui, de fait, est devenu acceptable pour la société française : le sans-abrisme d’une partie de la population.
Leur destruction tend, d’ailleurs, à transformer l’habitant (sous abri précaire) en sans domicile fixe (dans l’impossibilité de s’installer dans la durée).

Après destruction,
des dispositifs anti-installation sont alors mis en place, soit directement par les services de l’Etat et des collectivités locales, soit à leur demande ou à la demande de propriétaires privés.
Et quand les opérations sont externalisées :
des entreprises – de BTP, d’aménagement paysager – réalisent les travaux demandés.

***

Enumérons quelques-uns de ces dispositifs :
le dépôt et l’alignement de traverses, la disposition de rochers, le scellement au sol des obstacles apportés, le déversement de matériaux bruts ou usinés, leur dispersion, l’excavation, la création de monticules issus de la terre retirée, la création de monticules et de bourrelets à partir de terre apportée, ou de matériaux de construction démembrés, le creusement de tranchées, le sillonnement, le labour, le défonçage des revêtements au sol, l’installation de barrières amovibles, la construction de murs ou d’obstacles maçonnés, l’entassement de véhicules faisant barrage, l’empilement de blocs, le gardiennage 24/24, le maintien sur place des constructions détruites, sans rassemblement, rangement ou nettoyage.
Tous ces dispositifs correspondent aussi à des opérations :
apporter, déposer, déverser, disposer, étaler, répandre, clôturer, calibrer, empiler, gazonner, murer, sceller, bouleverser, creuser, défoncer, dénuder, gardienner, sillonner, trancher, saccager.
Autant d’opérations qui organisent notre collection.

***

Ces classifications matérielles, morphologiques et opérationnelles,
nous les avons établies à partir d’observations sur place et sur la base des prises de vue (également in situ).

En effet, hormis quelques exceptions,
les dispositifs anti-installation ne sont pas inventoriés et présentés dans les pièces administratives auxquelles nous avons eu accès.
Nous n’avons pas consulté des affiches, des communiqués, des appels d’offres, des modes d’emploi diffusés en interne – entre services municipaux et administrations étatiques – ou – plus largement – mis à disposition des citoyens, des intéressés, etc., qui les renseigneraient.
Parmi ces exceptions,
nous avons trouvé de rares documents qui, publiés en ligne, informent leur type, leur emplacement et leur exacte motivation :
articles de presse, comptes-rendus de réunion préfectorale, pages web d’entreprises d’aménagement.

Pour des raisons différentes,
les associations de soutien aux habitants des bidonvilles – nous avons amorcé notre recherche avec Rencontres Tziganes et travaillé le plus souvent avec les collectifs Romeurope – savent que des dispositifs anti-installation sont mis en place (elles nous en ont fait part oralement, nous guidant ainsi ville par ville), mais elles ne produisent pas à leur sujet d’informations écrites.
Les bidonvilles détruits, elles accompagnent les personnes, les familles, qui, avant d’être expulsées, s’y logeaient.

***

C’est pourquoi nous avons dû apprendre à identifier les dispositifs anti-installation – une identification compliquée par leur dispersion au sein des agglomérations.
C’est pourquoi nous avons dû apprendre à ne pas les confondre avec des dispositifs ressemblants, mais répondant à d’autres motivations.
Premièrement,
il est fréquent – pour des propriétaires de terrains publics ou privés – de simplement déposer des rochers au bord de la chaussée.
Et ce,
afin d’empêcher des stationnements non autorisés et des dépôts illégaux de déchets de chantier.
Deuxièmement, en France,
il n’est pas rare que dans les métropoles soient installés des obstacles anti-terroristes, sous la forme de mobiliers urbains, de blocs de béton, de rochers.
Leur finalité :
entraver des attaques véhiculées.
Troisièmement,
les dispositifs anti-installation diffèrent du « design anti-sdf » ; ils ne s’appuient pas sur des cloisons, pics, plots, bombements, etc., préalablement dessinés ; ils ne sont pas greffés à du mobilier urbain ou positionnés en lisière d’un bien immobilier .
D’ordinaire,
les dispositifs anti-installation ne font pas l’objet d’un travail de conception, autre que celui de se faire succéder deux, trois ou guère plus d’opérations sommaires.
Même si, ces dernières années, nous avons observé la mise en place d’objets manufacturés :
des blocs de béton encastrables, des portiques, des guérites.

***

A priori, nous pourrions dire :
les dispositifs anti-installation ne sont pas des barricades.
Mais nous pourrions aussi les rapprocher de deux définitions du mot barricade :
une « muraille désorganisée de pavés, galets, poutres, etc. » ;
plus précisément, un « retranchement improvisé avec des objets ou des matériaux divers (poutres, pieux, pavés, voitures, etc.) pour interdire l’accès d’un lieu »
(quand bien même, les dispositifs anti-installation ne sont pas utilisés pour « se mettre à couvert de l’adversaire dans un combat de rues » ).
Comme les barricades,
ils intègrent – régulièrement – « des matériaux divers (poutres, pieux, pavés, voitures, [nous rayons pour remplacer] terre, ciment, blocs de béton, rochers, troncs, résidus d’habitation, etc.) ».
Et, d’ailleurs, modifier la définition de barricade renforce ces convergences sémantiques :
Muraille désorganisée et retranchement improvisé avec des objets ou des matériaux divers (terre, ciment, blocs de béton, rocher, tronc, résidus d’habitation, etc.) pour interdire l’accès d’un lieu ou pour se mettre à couvert de la partie opposée dans le cadre de désaccords fonciers.
Pour concevoir ainsi les dispositifs anti-installation, il faudrait imaginer que ce sont les propriétaires et les administrations concernés qui se positionnent – symboliquement – à l’intérieur des retranchements qu’ils ont créés.
Nous pourrions alors en conclure que la société française – en tant qu’elle est représentée politiquement et administrativement – met en place « ce derrière quoi on se retire pour se protéger », pour se « défendre face à des assaillants » .
Retenant cette hypothèse, nous serions amenés à nous demander :
est-ce que les dispositifs anti-installation sont un des symptômes d’un régime politique – la République Française – qu’on ne pourrait plus dire pacifié ?

In fine,
les dispositifs anti-installation ne représenteraient-ils pas des lignes fortifiées ?
Cette analyse pourrait (nous) paraitre exagérée,
sauf à tenir compte de la « lutte des places » quand elle se matérialise par des fortifications constituées par les pouvoirs publics, à Calais par exemple, par des mouvements contre la pensée aménagiste, autour des Zones À Défendre, par des groupements de propriétaires, choisissant de vivre dans des résidences fermées...
sauf à regarder, aussi, du côté de conflits territoriaux et scènes de guerre.
Morphologiquement,
les dispositifs que nous avons collectés partagent de nombreuses ressemblances avec ceux que Sophie Ristelhueber a photographiés pour ses série et ouvrage WB :
barrages de terre brute, rochers, morceaux d’asphalte, bloc de béton et autres matériaux divers amalgamés, sur les routes de la Cisjordanie occupée.

***

Dispositifs de sécurisation, anti-intrusion, de protection, barricades, lignes fortifiées, luttes des places :
les photographies que nous avons effectuées donnent à voir des opérations territoriales.
Elles montrent, certes des paysages – des lointaines banlieues parisiennes aux marges portuaires marseillaises, des bords de périphériques lyonnais au pied du quartier hypercentral d’Euralille, des abords de la cité administrative bordelaise aux fronts urbains de Port Marianne et l’Île de Nantes.
Mais elles relèvent plus de la photographie territoriale que de la photographie paysagère.
La photographie territoriale ?
elle interroge premièrement les procédures d’ordonnancement, d’administration, notamment de cadastration et d’aménagement – les opérations qui visent à la maitrise d’entités spatiales déterminées, notamment nationales et urbaines.
Ainsi,
nous aurions pu représenter des paysages dont les dispositifs anti-installation seraient un des éléments (dé)structurants.
Ainsi,
nous avons documenté des dispositifs anti-installation qui renseignent une part des idéologies territoriales qui jalonnent la France :
dans les communes de Paris, Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux, Nantes, Montpellier, Calais, Givors, Vitrolles, Tourcoing, Talence, Saint-Denis, Saint-Herblain, Joinville-le-Pont, Vaulx-en-Velin, Bondoufle, Ris-Orangis, Aulnay-sous-Bois, Vigneux-sur-Seine, Ivry-sur-Seine, Villeurbanne, Triel-sur-Seine, Ronchin, Villeneuve-d’Ascq, Limeil-Brévannes, Gonesse, Sainte-Luce, Orvault…

***

Ces dispositifs anti-installation,
nous les avons collectés de 2014 à aujourd’hui, dans les métropoles de Paris, Marseille, Lyon, Lille, Bordeaux, Nantes, Montpellier, et à Calais.
Nous les avons collectés en les photographiant conjointement :
se déplaçant sur le terrain, appareil à la main, observant à l’œil nu, derrière l’appareillage, discutant le cadrage, de ce qui relève de notre objet d’étude, de ce que nous laissons de côté, puis face aux images produites, procédant à leur sélection, discutant de leur forme, de leur environnement graphique, notamment textuel, de leur montage, jusqu’à la mise en série, sur papier et en page.
L’un est plutôt photographe, l’autre plutôt géographe, mais nos regards ont convergé, même si le premier de nous deux donne davantage d’attention à la composition des formes, le second davantage au prélèvement des objets.
Parallèlement,
nous avons cherché à comprendre les décisions administratives et les processus opérationnels qui précèdent et déterminent la réalisation de ces dispositifs.
Aussi,
nous avons collecté des documents prescriptifs, préventifs, administratifs, judiciaires qui expliquent le processus allant jusqu’à la destruction des bidonvilles.
Nous y avons extrait des citations – à la manière d’un cadrage photographique – puis nous les avons montées en série – à la manière d’un agencement photographique.
Sans ajouter d’autres interprétations que les extractions, citations et montages que nous avons effectués.
Ainsi,
nous avons considéré que les documents administratifs et juridiques suffisent à expliquer non pas la conception de ces dispositifs anti-installation – largement informelle, elle génère peu de documents – mais les procédures décisionnelles qui les ont précédés – et qui, théoriquement au moins, respectent les formalités.
Largement informelle,
la décision de mettre de place un dispositif anti-installation se loge dans des échanges de courriels et dans des conversations téléphoniques entre pouvoirs publics, propriétaires, services techniques et entreprises prestataires.

Finalement,
à partir de la photographie, en ajoutant du texte et de taxinomie, nous avons substitué à ces implicites administratifs un ensemble de pièces à conviction.
Grâce à ces pièces,
nous identifions – visuellement et textuellement – les processus qui engendrent les dispositifs anti-installation, ainsi que les matériaux qui sont dans leur composition.
Et, au-delà du corpus documentaire que nous avons constitué,
nous avons souhaité ouvrir nos photographies et textes à des lectures philosophique, juridique, ethnologique et historique extérieures :
à partir d’un entretien avec Joëlle Zask, d’un entretien avec William Acker, d’une postface de Philippe Artières, auteurs notamment et respectivement de Quand la place devient publique, Où sont les Gens du voyage ? et Attica USA 1971.

Avec anti installation,
nos analyses ne sont pas conclusives ; nous nous tenons à notre position documentaire ; nous invitons à des prolongements scientifiques, politiques.