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La mauvaise réputation
du ruisseau des Aygalades
Marseille

La mauvaise réputation
du ruisseau des Aygalades

produit dans le cadre des expéditions du Bureau des Guides du GR2013,
en amitié avec Les Gamares, collectif citoyen de défense du ruisseau.

Septembre 2020 : projet d’exposition et d’édition avec Zoème, Marseille.
projet soutenu par Les parrallèles du Sud, Manifesta 13.

livre aux éditions Zoème : ici

Intention

S’il nous faut maintenant, comme le suggère un nouveau mouvement anthropologique attaché à repenser nos relations au vivant, élaborer une révolution de pensée nous permettant d’échapper au paradigme moderne Nature-Culture en vue d’une reconnexion indispensable aux mondes qui nous entourent, en tant que photographe, comment puis-je participer de cette nécessité ?

J’imagine par exemple qu’il me faudrait cesser de photographier l’anthropisation du monde avec ce recul analytique qui a caractérisé une photographie documentaire à laquelle je me suis longtemps référée, et tenter de retrouver un lien distendu par une posture du retrait, en abordant les lieux plus directement, avec empathie et humilité.

Si au début du XXème le ruisseau des Aygalades était encore un lieu de villégiature, un siècle d’urbanisation et d’industrialisation ont eu raison de sa continuité, de son débit et de son équilibre écologique à tel point que certains habitants en ont oublié même son existence. Cette mauvaise réputation pourrait aisément servir d’excuse pour ne pas s’occuper de sa renaturation alors même qu’Euromed 2 articule son projet autour de lui.

C’est ainsi qu’en 2017, une expédition faite d’artistes, d’habitants, de chercheurs, d’aménageurs ont entrepris une remontée les pieds dans l’eau du ruisseau. Nous avons alors tous été saisis par les beautés cachées des Aygalades. Au fond du lit de cette rivière abîmée, entre deux segments busés, se déployait un espace de nature luxuriante inondé d’une lumière zénithale dans lequel les couleurs primaires des déchets, des plastiques et des objets hétéroclites, formaient avec la végétation un tableau paradoxal.

J’hésitais un temps à photographier cette beauté tragique de peur d’esthétiser à outrance le réel, ce dont se méfient à juste titre les processus de représentation documentaire. Porté par le désir de renouveler ma pratique, je décidais de considérer le ruisseau comme une entité digne d’égard et d’empathie à qui je devais respect et honnêteté (plutôt que comme un objet ou un phénomène à documenter).

Je choisis alors de photographier avec la même attention toutes ses beautés, sans distinction, celles dites propres ou naturelles et celles dites sales, c’est-à-dire en réalité non solubles dans le cycle du vivant. J’ai vu dans cette posture, le moyen d’être fidèle à mes émotions et ainsi peut-être de produire des images susceptibles de participer à la lutte que d’autres, citoyens, ont entreprises pour sa réhabilitation.

GM2020

.......

texte de Baptiste Lanaspeze en préface du livre La mauvaise réputation, Editions Zoème, 2020

From : baptiste.lanaspeze@wildproject.org
To : malika@extinctionrebellion.fr
Date : 23 May 2031
Subject : Commune des Aygalades

Chère Malika,

C’est un plaisir d’avoir de tes nouvelles après toutes ces années, et une belle surprise d’apprendre que tu travailles aujourd’hui chez XR. Je ne m’étais jamais fait à ta décision d’abandonner la littérature, mais c’est sûrement parce que j’avais été déçu de ne pas publier ton roman à l’époque. Mais ce que XR est en train d’écrire depuis 10 ans avec son action me semble avoir au moins autant de valeur. Après tout, c’est toujours de l’écofiction, écrite non pas avec des mots mais avec des actes.

Comme je te le disais, la proposition que vous nous faites tombe à un moment idéal. Depuis l’occupation de l’autoroute Nord, on n’a jamais eu autant besoin de renfort de la part des mondes militants. Si on veut sortir vivants de cette histoire… Je te vois sourire, tu trouves sûrement que j’exagère – mais à peine. La bataille a pris une tournure qu’on n’avait pas prévue, et il me semble que le destin de cette Commune des Aygalades n’est plus désormais un enjeu seulement local. Le fait qu’XR voie les choses comme ça a été une grande émotion ici. Nous comptons tous ici sur ça pour sortir de la situation. J’ai soumis ta proposition au comité communal, et tout le monde est partant pour s’embarquer avec vous dans cette mobilisation internationale.

Abir et Arnaud se mettront en relation avec vous dès demain sur toute la partie logistique. Pour la partie communication, voici donc ce que je peux te dire en tant que résident actif de la Commune Autonome des Aygalades. Ces propos (qui n’engagent que moi, et qui peuvent rester anonymes) témoignent de 5 ans de participation à la vie de la commune et au comité. Je te laisse piocher dans tout ça ce qui te semblera utile, je te fais entièrement confiance là-dessus. J’espère que ça te permettra de construire ce qui est nécessaire à la mobilisation.

Je me suis senti plus à l’aise finalement de t’écrire en français, je m’en remets à toi pour la traduction. Concernant les images, plutôt qu’un reportage classique, je joins à ce mail un travail un peu ancien du photographe Geoffroy Mathieu sur le ruisseau des Aygalades lui-même.

Ces images datent d’il y a un peu plus d’une décennie – elles ont été prises entre 2018 et 2020, donc bien avant le début de la Commune. Cela permet de se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, il n’était pas trop question de s’y baigner avec nos enfants, ni d’irriguer nos jardins. Rien que le débit… on pouvait à peine parler d’un ruisseau. Comparer l’état du ruisseau aujourd’hui avec ces images, c’est une bonne façon d’évaluer le travail mené par la Commune. On entend souvent dire qu’ « avant, c’était un égout », mais d’abord l’expression est inexacte, et ensuite, l’endroit était peu accessible, très peu documenté, et pour ainsi dire en dehors des radars. Et il y a eu ensuite une telle pléthore d’images sur le « ruisseau retrouvé » (je crois qu’il y a eu un compte Insta qui s’appelait « Ayga porn »), qu’on a quasiment oublié à quoi il ressemblait avant.

Ces images sont aussi une façon de rappeler que le ruisseau est la colonne vertébrale de notre commune – et pas seulement dans le sens où notre territoire correspond à peu près au bassin-versant des Aygalades : mais aussi sur le plan historique : il faut le rappeler, tout est parti du ruisseau ! Le contexte de l’apparition de la commune, au début des années 2020, c’est cet interminable conflit sur la pollution industrielle des eaux souterraines tout au long du ruisseau à partir de Septèmes, et la destruction de tous les jardins et potagers, pile à un moment où l’agriculture urbaine était en plein essor – et où les institutions commençaient à se poser la question de la « dépollution » du ruisseau à cause des projet résidentiels de la deuxième phase du programme Euroméditerranée. Cette partie de l’histoire avait été très documentée à l’époque, on trouve encore plein de choses sur Internet.

Pour ce qui concerne « l’actualité autoroute », oui, c’est une décision qui a été concertée, depuis longtemps, et qui s’inscrit pleinement dans la logique de tout ce qu’on fait depuis 5 ans que la Commune existe. Je sais que ça nous a aliéné quelques sympathies, mais ce sont des sympathies dont on se passe volontiers ; ceux qui ont un peu suivi l’histoire de la Commune savent que ce n’est que la suite logique des actions antérieures.

On a déjà réalisé le zéro voiture sur l’ensemble de la Commune il y a 2 ans, et ça a considérablement modifié le rapport de tous les habitants au territoire communal ; c’est comme si on vivait soudain dans un espace beaucoup plus grand, beaucoup plus beau, beaucoup plus doux. À partir de là, ç’a été de plus en plus compliqué pour tout le monde de continuer à supporter que 100 000 véhicules passent chaque jour au-dessus de nos têtes. Je parle évidemment des nuisances, mais pas seulement. Ça devenait quasiment de la schizophrénie pour nous, de mettre en œuvre une gestion biorégionale du territoire aussi fine, en continuant d’être surplombés par ce cauchemar des Trente Glorieuses.

La destruction de l’autoroute a été décidée en janvier, puis préparée pendant un peu plus de 3 mois, et réalisée dans la nuit du mardi 16 avril par une centaine de personnes (au niveau de Saint-Charles et du triangle de Septèmes). C’est Abir qui a coordonné l’opération, elle t’en dira plus si besoin.

Une des raisons pour lesquelles ça a marché, c’est qu’on a bénéficié de soutiens internes au sein de nombreux services et institutions en dehors de la Commune. Ça montre à quel point la situation est complexe, et ça rappelle que ce qu’on entreprend ici résonne chez des millions de Français, y compris des fonctionnaires en poste ! C’est évidemment grâce à ça qu’on existe et qu’on tient depuis 5 ans, mais là on a franchi un cap, qui rend ce soutien encore plus crucial. Si l’armée finit par entrer dans la Commune, et qu’il y a des arrestations, ce sera la fin.

Bref, ça fait donc un peu plus d’un mois que l’autoroute Nord est bloquée sur tout le territoire, de Septèmes jusqu’à Saint-Charles.

Marseille reste desservie par l’autoroute littoral, on ne fait après tout que supprimer un accès qui éventre les quartiers Nord depuis les années 1950 sur 10 kilomètres, à hauteur du 3e étage des immeubles – avant la construction de la plupart des cités, certes… Mais il était temps que la moitié de la ville arrête de servir de paillasson, non ?

Franchement, cette mesure, comme la plupart des choses que met en place la Commune, relève du bon sens. Si le territoire national était géré selon les mêmes principes, la France serait méconnaissable ; et son territoire, vivant et apaisé. Le pire – et je te jure que ça m’empêche parfois de dormir –, c’est que ce serait faisable, à tous points de vue.

Cette histoire de destruction d’autoroute a certes ouvert des affres juridiques dont je ne sais pas comment on va se défaire ; notre stratégie, comme je te le disais, est de viser le politique, directement au niveau gouvernemental, via une mobilisation de l’opinion, pour faire de cette histoire l’emblème d’un changement de monde.

Tout le monde a vu les images : la végétation commence à percer l’asphalte, les 10 km sont devenus une sorte de parc urbain où les gens se promènent le soir, si on tient encore un an, ça va être les jardins suspendus de Babylone. Des collectifs d’architectes ont installé des systèmes d’accès tous les 500 m (escaliers en bois, échelles, remblais…) ; les gens dans les immeubles fument à la fenêtre et blaguent avec les promeneurs de ces ramblas suspendues. Je ne sais pas combien de temps ça durera, mais la destruction de cette autoroute Nord, une des plus anciennes de France, restera dans les mémoires… Même les Marseillais du centre-ville viennent en masse se balader le soir depuis la porte d’Aix, pour venir voir la Commune en balcon… Ça brouille la frontière entre la Commune et Marseille, c’est tout ce qu’on demande !

Car, pour répondre à une question que tu n’as pas posée (merci !), mais qui revient sans cesse dans les médias, la Commune ne consiste pas à créer une « nouvelle frontière » ou une « enclave » dans le territoire national. C’est même le contraire. Nous avons simplement décidé de faire primer les formes du territoire sur les limites administratives établies. Les territoires écologiques immémoriaux des bassins-versants ne constituent pas de « nouvelles frontières » ; ils sont simplement la structure du monde. On n’enclave pas un bassin-versant ; on enclenche un désenclavement du territoire national.

Pardon de t’infliger ce passage célèbre de Gary Snyder :

« Un bassin-versant est quelque chose de merveilleux à prendre en compte : ce processus (pluie, cours d’eau, évaporation des océans) fait que chaque molécule d’eau sur terre fait le grand voyage tous les deux millions d’années. La surface de la Terre est sculptée en bassins-versants – une sorte de ramification familiale, une charte relationnelle et une définition des lieux. Le bassin-versant est la première et la dernière nation dont les limites, bien qu’elles se déplacent subtilement, sont indiscutables. Les races d’oiseaux, les sous-espèces d’arbres et les types de chapeaux ou les habits de pluie se répartissent souvent par bassins-versants. Pour le bassin-versant, les villes et les barrages sont éphémères et ne comptent pas plus qu’un rocher qui tombe dans la rivière ou qu’un glissement de terrain qui bouche temporairement la voie. L’eau sera toujours là et elle arrivera toujours à se frayer un passage. Aussi contrainte et polluée que puisse être la rivière de Los Angeles aujourd’hui, on peut aussi dire que de manière plus globale cette rivière est vivante et qu’elle coule bien en dessous des rues de la ville dans des caniveaux géants. Peut-être que de telles déviations l’amusent. Mais nous qui vivons à l’échelle des siècles et non de millions d’années devons maintenir ensemble le bassin-versant et ses communautés afin que nos enfants puissent profiter de l’eau pure et de la vie qui gravite autour de ce paysage que nous avons choisi. Du plus petit des ruisseaux situés au sommet de l’arête jusqu’au tronc principal d’une rivière approchant les plaines, la rivière ne constitue qu’un seul lieu et qu’une seule terre. »

Voilà, je reste à ta disposition pour toute autre information si besoin.

On s’organise ici pour être en capacité d’accueillir tout le monde à partir de samedi. Si on réussit ça ensemble, ça permettrait de fait de fédérer toutes les initiatives comparables qui ont fleuri depuis dix ans en Europe – et qui commencent à esquisser, avec leurs modes d’organisation écologique des territoires, une alternative à l’État-Nation.

Il y a dix ans, il faut se souvenir que personne ne savait ce que voulait dire le mot « biorégionalisme », et on n’entend plus que ça aujourd’hui ! Rien que pour ça, on peut dire que la bataille en un sens est gagnée.

Il y a des moments où on a l’impression qu’après des années d’immobilité, les choses basculent enfin, irrémédiablement. Comme un ruisseau qui reprend vie. Merci d’être là pour nous aider à écrire cette page d’Histoire.

À bientôt,

Baptiste

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Baptiste Lanaspeze | Fondateur | Editions Wildproject | 440 boulevard National F-13003 Marseille | www.wildproject.org