ROYAL BOURBON
Histoires de chiens à La Réunion
Enquêtes et Paysages avec chiens
2022
un projet proposé dans le cadre de la Commande photographique « Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire » portée par la Bibliothèque Nationale de France et initiée par le Ministère de la Culture.
en partenariat avec La Cité des Arts, La Réunion
Il n’est présenté ici qu’un extrait du reportage, des enquêtes et des paysages.
Pour télécharger le PDF du projet complet :
https://www.geoffroymathieu.com/clients.geoffroymathieu.com/G.MATHIEU_RoyalBourbon.pdf
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Le Royal Bourbon tire son appellation du premier nom de l’île faisant référence à la dynastie régnante au moment de sa prise de possession par la France. Le terme ne désigne pas à proprement parler une race car la variabilité interindividuelle des chiens est très importante. Sang mêlé par excellence, ses origines sont diverses mais une dominante physiologique indique une filiation importante avec le Rhodesian Ridgebach ou avec l’Africanis. On évoque également une parenté avec les chiens parias de l’Inde ou les chiens errants de l’île Maurice. Le Bourbon est aujourd’hui simplement le chien de La Réunion, dont les traits se diversifient sans cesse au gré des croisements, notamment avec des chiens de race abandonnés ou divagants. Ce nom rappelle que ses origines sont liées à l’histoire de l’île et qu’il accompagne depuis des siècles les établissements humains. L’introduction des chiens est vraisemblablement contemporaine des premiers troupeaux vers 1649. Certains chiens ont également pu être utilisés pour défendre les plantations, étant parfois associés aux traques des esclaves marrons au XVIIIe siècle.
L’errance canine est aujourd’hui particulièrement visible à La Réunion et provoque de vifs débats entre les pouvoirs publics, la trentaine d’associations de protection animale présente sur l’île, les bénévoles, les habitants, les exploitants agricoles ou encore les vétérinaires. Ces débats sont d’autant plus animés – et parfois violents – que coexistent ici, sûrement plus qu’en métropole, des différences culturelles fortes dans le rapport au monde vivant, donc dans la manière d’être avec les animaux et plus encore avec l’animal domestique qu’est le chien. La domesticité n’est en effet pas envisagée par tous Les Réunionnais de la même manière. Certains pensent le chien comme un membre de la famille, d’autres dans une perspective commerciale ou utilitaire, d’autres encore comme un être impur ou un nuisible. Par conséquent, différents points de vue sur l’errance animale s’opposent, donnant parfois l’occasion de reprocher à l’autre sa barbarie, ses intérêts financiers ou électoraux, ou encore la volonté d’imposer sa conception occidentalisée du rapport à l’animal de compagnie. Peu de personnalités politiques s’engagent sur le sujet délicat de l’errance animale. Dans le contexte social général d’une île qui compte 40% d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté, les priorités de la population sont ailleurs, ce qui fait passer au second plan la protection animale.
Au second semestre 2018, on estimait la population canine dans l’espace public à 73 000 chiens, soit 42 000 chiens errants et 31 000 chiens divagants. Si ces deux types de chiens sont sur la voie publique, l’errant a comme particularité de ne pas avoir de propriétaire. Chaque année, environ 27 000 morsures sont déclarées, plusieurs milliers d’animaux d’élevage meurent suite à des attaques de chiens dans les hauts, et 8000 chiens périssent sur les routes. Nombre des chiens errants sont également porteurs de maladies telles que la néosporose ou la parovirose, qu’ils peuvent transmettre aux animaux d’élevage. En 2020, environ 10 000 chiens sont arrivés dans les fourrières (suite à des captures et des abandons), 85 % d’entre eux ont été euthanasiés après les 4 jours légaux sans réclamation. Cela correspond à 20% des euthanasies nationales. Environ 5000 chiens ont quant à eux été envoyés en métropole par avion pour adoption par les associations. La divagation d’animaux associée à un faible taux de stérilisation (32%), l’augmentation des abandons de chiens accentuée par la période COVID, la lenteur des réponses des pouvoirs publics entravée par un faible taux d’identification (50%) et le manque de coordination des collectivités dans leur politique de régulation expliquent ces chiffres (et leur progression annoncée). La situation décrite ici n’est pas comparable à celles, bien plus dramatiques que l’on observe à Mayotte, en Inde ou au Maghreb. Mais les écarts importants avec les chiffres de la métropole sont notables. C’est cela, ainsi que la dégradation de l’image touristique de l’île et la pression des associations de protection animale qui a déclenché en 2019 une réponse du secrétariat aux affaires régionales (SGAR) à travers un Contrat de convergence et de transition (CCT) considérant que la situation était problématique en termes de santé publique et de sécurité des personnes et des élevages. Un plan de lutte en trois volets a donc été mis en place et sera prolongé jusqu’en 2023. Près de 3 millions d’euros par an sont dépensés par les collectivités locales, aidées par l’État, pour capturer, stériliser et identifier les chiens, et sensibiliser la population.
Cet argent débloqué pour résoudre ce que les pouvoirs publics désignent comme une crise est insuffisant, d’autant qu’il alimente en retour une économie de l’errance par le jeu de la création d’emplois et l’attribution de marchés publics pour assurer les services de ramassages et déployer les services médicaux nécessaires. Comme dans toutes situations où l’État montre ses limites, les associations et les bénévoles s’engagent. Elles nourrissent, soignent, trappent, stérilisent et relâchent ; certaines font de la sensibilisation quand d’autres recueillent et font adopter. La plupart de ces adoptions se font en métropole, ce qui a généré une mode de l’adoption du chien réunionnais. Cette mode est stimulée par une rhétorique de la libération consistant à suggérer que chaque chien choisi serait sauvé de l’enfer de l’île. Si ce discours exprime une préoccupation pour le sort de ces animaux, il véhicule aussi la disqualification d’un territoire, des ses habitants et de leur culture, et une forme de mépris postcolonial (voire de racisme) pour des modes de vie et des personnes jugées supposément incapables d’aimer et de soigner les animaux conformément aux valeurs dominantes. Par ailleurs, le phénomène finit par constituer un véritable marché de l’adoption, auquel participent des éleveurs illégaux qui commercialisent via les réseaux sociaux des chiots de catégorie et des associations peu scrupuleuses qui favorise en priorité l’adoption de très jeunes animaux.
Je questionne depuis plusieurs années nos modes d’habitation et nos rapports à la nature avec des travaux traitant du paysage ou du sauvage, d’agriculture, de rivières ou encore de pratique de cueillettes urbaines. Le monde animal est aujourd’hui un nouveau défi qui répond à mes tentatives d’utiliser l’acte photographique comme moyen de tisser avec le monde du vivant des rapports empathiques et respectueux des altérités qui le composent. L’errance canine à La Réunion est un phénomène localisé mais représentatif des crises de notre monde. C’est bien la fracture culturelle de la modernité qui s’exprime sur l’île, renvoyant chacun à sa culture et à son histoire, notamment coloniale. Plus particulièrement, l’errance canine soulève en creux la question de nos rapports aux non-humains, en particulier aux « espèces compagnes », ainsi que Donna Haraway désigne les animaux et les plantes avec lesquels les communautés humaines se sont construites, et qui entretiennent ainsi avec ces vivants des relations de co-identité et de co-dépendance dans des milieux partagés. Tout autre être organique auquel l’existence humaine doit d’être ce qu’elle est, et réciproquement, est une espèce compagne. Dans le cas du chien, cette co-construction est d’autant plus forte qu’il nous accompagne depuis plus de 15 000 ans et que nous entretenons avec lui un rapport que nous n’avons probablement avec aucune autre espèce. Nous devons donc bien au chien d’apprendre à vivre aujourd’hui avec lui dans des villes et des territoires qui sont aussi les siens. Si nous ne réussissons pas l’envisager avec, lui comment le penser pour le reste du vivant ?
Je suis allé à la rencontre de ces chiens qui vivent, seuls, en groupe ou en meute, aux côtés des Réunionnais, en ville ou dans les espaces périurbains et ruraux, les ai suivis dans leurs parcours quotidiens et ai appris à les connaître. J’ai rencontré celles et ceux qui les nourrissent, les protègent, leur donnent parfois des noms ou finissent par les extraire de la rue ; mais aussi celles et ceux qui s’en méfient et s’en défendent. J’ai enquêté sur les engagements, les affections, les violences et les conflits, en somme les relations que nous humains avons avec les chiens, et autour d’eux. Ce sont ces vies de chiens auxquelles j’ai donné une représentation et dont j’ai raconté les histoires, au-delà des statistiques et des comptabilités, ces êtres qui – qu’on l’embrasse ou non – partagent nos espaces d’habitation, nos quartiers, nos plages, nos routes et nos vies, et qui nous questionnent sur la place que nous sommes capables d’offrir aux espèces compagnes quand elles se trouvent réensauvagées. Souvenons-nous qu’il fût un temps où les chiens habitaient nos espaces de vie. Leur forte présence dans les images anciennes – peintures, photographies, cartes postales – racontant l’anthropisation et l’urbanisation de La Réunion, en témoigne avec une puissance étonnante. Les images réunies sous le nom de Paysages avec chiens rappellent cela et montrent que malgré l’interdiction promulguée par la loi française et les visions aseptisées de l’urbain, l’animal est un acteur de nos espaces et de nos paysages. Conduisant l’attention sur ces vies à l’œuvre, ces Paysages avec chiens tentent aussi d’interroger les codes et les valeurs anthropocentrés de l’esthétique de nos représentations paysagères. Elles cherchent de nouvelles formes d’attention et de sensibilité au monde susceptible d’aider au renouvellement de nos cohabitations.