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Front de mer, Le Port, avril 2022

Meute du centre d’enfouissement technique, Sainte-Suzanne, juillet 2022

Féral
Sainte-Suzanne, juillet 2022
Plusieurs meutes (environ 25 chiens d’après mes observations) vivent sur le site d’enfouissement des déchets du bassin nord-est géré par INOVEST, filiale de SUEZ. Les chiens vivent depuis plusieurs années sur ce site isolé et clos. Ils s’y nourrissent des déchets, et recréent les sociabilités propres à leur espèce. Certains sont nés là et y feront leur vie, ainsi que leur descendance, s’ils ne sont pas capturés par la fourrière qui opère sous contrat une fois par semaine. Les chiens sont extrêmement méfiants et sont habitués à reconnaître les agents, qui parviennent à récupérer pour l’abattage essentiellement les chiots.
La cohabitation avec les employés d’INOVEST se fait en bonne intelligence. Les animaux ne sont pas agressifs à leur encontre et ne gênent en rien le bon développement des opérations. Deux chiens, probablement d’anciens chiens de propriétaire, ont noué des relations quotidiennes et amicales avec certains employés. SUEZ a tout intérêt à gérer la situation avec diplomatie pour maintenir la sécurité sur le site, ce qui constitue un élément de communication positif pour l’entreprise, d’autant plus que la capture est impossible.
Une association prépare un projet d’étude des comportements de ces meutes hors normes, qui représentent un exemple rare de meutes de chiens féraux (c’est- à-dire retournés à l’état sauvage). Ces chiens vivent en effet sans lien direct avec des humains depuis plusieurs générations et recomposent des schémas sociaux potentiellement intéressants pour que des comportementalistes.

La Saline-les-Bains, avril 2022

Meute du Grand port maritime de La Réunion, Le Port, juillet 2022

Chienne de la meute de Ravate, Parking du Carrefour Market, Le Port, avril 2022

Trappage
Le Port, avril 2021
Une femelle de 4 ou 5 ans vient d’être attrapée par 3 bénévoles de la protection animale en vue d’une stérilisation avant remise sur site. Elle vit avec 3 ou 4 autres chiens depuis plusieurs mois dans la zone de l’entrepôt de matériaux Ravate qui jouxte les parkings de Carrefour et Leclerc. L’entreprise Ravate
les tolère et autorise une employée à les nourrir, voyant en eux un excellent système de surveillance nocturne. La trappe est un exercice compliqué qui demande toute l’adresse d’Aurélie, actuellement au chômage, mais qui aimerait se reconvertir comme trappeuse pour le compte d’associations. Aurélie est accompagnée d’Ingrid qui a acheté le matériel de trappe sur ses fonds personnels et qui organise des collectes sur les réseaux pour financer les stérilisations. Elles sont aidées par Ludovic, journaliste qui relaie par conviction des sujets sur l’errance canine. Un voisin qui a vue sur le parking et connaît apparemment chaque chien de la meute, se joint à eux pour l’opération. Celle-ci demande
ruse, empathie, technique et matériel adéquat. Car il s’agit d’attraper un animal devenu féral, et donc méfiant envers les humains, sans lui faire de mal et sans non plus risquer pour sa propre sécurité. Après avoir détourné les autres chiens avec de la nourriture mais sans nourrir la cible, cette dernière est encouragée
à repérer l’appât au fond de la cage trappe. Une fois attrapée, elle est transférée dans une cage de transport pour l’amener chez le vétérinaire.

Relâchage
Le Port, avril 2021
La chienne trappée la veille par Ingrid, Aurélie et Ludovic est remise sur le site de sa capture après stérilisation. Âgée de 4 ou 5 ans, elle appartient à la meute dite de Ravate, du nom du magasin de matériaux voisin. La stérilisation a été effectuée par un vétérinaire partenaire de Saint-Gilles qui accepte de s’occuper des chiens trappés et propose des tarifs préférentiels aux associations. Les bénévoles qui pratiquent l’attrapage, la stérilisation et la remise sur site hors cadre légal le font parce que l’adoption de ces chiens est impossible, et qu’ils savent que les nourrir sans les stériliser revient à potentiellement agrandir la population. Ils prennent cependant le risque que les chiens ne se fassent attraper par la fourrière, ne soient abattus, ou ne causent d’éventuels dommages corporels (morsures) ou matériels (accidents). Ils risquent également la réprobation de
la population. Cette pratique revient en effet à constituer des communautés de chiens libres, et représente une politique équilibrant a priori l’éthique animale et le contrôle de la population. Mais elle est menée par des bénévoles n’habitant pas toujours dans les quartiers et agissant sans concertation avec le voisinage, imposant donc aux riverains des meutes qu’ils ne désirent pas au nom de leur propre raisonnement.

Plage de La Saline, La Saline-les-bains, avril 2022

Boulevard de Strasbourg, Le Port, avril 2022

Divagation
Le Port, avril 2022
Dans le centre-ville du Port, à côté de la gare routière, une dizaine de chiens
se retrouve le soir près de la maison d’un riverain qui leur donne à manger les restes de son petit snack. Ces chiens sont divagants ou errants, en fonction de leur appartenance ou non à un propriétaire. La loi impose à tout propriétaire d’identifier son chien par une puce, mais cette loi est peu appliquée et peu contrôlée sur l’île. Ainsi, un chien divagant peut glisser vers l’errance en fonction de l’attention de son propriétaire, en cherchant à trouver auprès
de ses congénères des sociabilités propres à son espèce, rejoignant alors des groupes qui peuvent reformer des meutes au gré des circonstances. Compte- tenu du faible taux de stérilisation, le phénomène de divagation est considéré comme le principal facteur de l’augmentation de la population errante. Des campagnes d’informations sont menées par les collectivités locales rappelant les responsabilités des propriétaires mais celles-ci sont trop timides aux yeux des associations.

Centre commercial Cap Sacré-Cœur, Le Port, juin 2022

Rue des écoliers, Saint-Denis, avril 2022

Meute du rond-point de La Glacière, Le Port, juin 2022

Attaque
Sainte-Anne, Saint-Benoît, juillet 2022
Karen Bègue a repris l’exploitation de son père en 2019. Elle élève environ 80 cabris pour la viande, produit des bananes, des agrumes, des letchis, et distribue des paniers en vente directe avec le produit de son maraîchage. Toutes ses cultures sont naturelles et organisées dans un savant mélange agroforestier sur 12 hectares sur les hauteurs de Saint-Anne, à l’est de l’île. Fatiguée de devoir se protéger des attaques récurrentes de chiens, elle n’a plus qu’un poulailler de 30 poules, contre 3000 auparavant (et va descendre son élevage de cabris à 20 têtes, pour la production de fumier). Depuis 2019, elle a perdu 150 poules et s’oblige
à rentrer ses animaux tous les soirs. Son père avant elle avait perdu plus de 2000 poules en un seul week-end. Car pour des raisons financières elle ne peut pas clôturer son terrain, elle n’a pas le droit de porter plaintes, et les assurances ne remboursent pas les pertes dues aux animaux domestiques, catégorie à laquelle appartiennent les chiens. Sur ces terres agricoles, nombreux sont les chiens divagants ou errants qui peuvent parcourir de grandes distances pour chasser les poulaillers ou les animaux d’élevage. Sans animosité, mais résignée, elle raconte qu’une voisine du village voisin de Cambourg héberge une dizaine de chiens et fait des tournées sur les hauteurs pour nourrir les chiens errants.

Quartier Le Chaudron, Saint-Denis, avril 2022

Chienne de la meute du Chaudron un jour de marché, Saint-Denis, avril 2022

Violence
Le Butor, Saint-Denis, novembre 2021
Lilou et Oscar sont des chiens du quartier du Butor, ils vivent avec Roger, Proline, Jack et Daniels. Cette petite meute passe la plupart de son temps dans l’environnement des snacks des lycées. Nanou et Denis, gérants du snack 46, les ont baptisés, les nourrissent et veillent sur eux. Ils ont même adopté une de leurs congénères qu’ils ont appelée Chanel. La meute dort et élève ses petits sur un terrain vague non loin de là. Nanou raconte qu’un jeune du quartier, qui les nourrit le week-end, les a déjà protégés d’agressions d’autres jeunes qui s’en prennent aux chiens errants et à leurs petits. Les agents de la fourrière
de la CINOR (Communauté intercommunale du Nord de La réunion) et
des associations, interrogés sur le sujet, confirment qu’ils sont effectivement régulièrement appelés pour récupérer les chiens dans ce type d’affaire. On appelle ces chiens victimes de violences les « chiens de squat ». On peut les retrouver attachés, battus, scarifiés ou même amputés.

Oscar, chien de la meute du Butor, Saint-Denis, avril 2022

Meute du rond-point du Jardin d’Eden, L’Ermitage-les-Bains, juillet 2022

Zone commerciale Le Portail, Saint-Leu, juillet 2022

Michèle, chienne du quartier de Petite-Île, Saint-Denis, novembre 2021

Créole
Sainte-Anne, Saint-Benoît, juillet 2022
Puka est une femelle née sur la plaine des Caffres et offerte à Joris par ses filles. Ils vivent ensemble sur les hauteurs de Sainte-Anne. Comme beaucoup de chiens des campagnes réunionnaises, Puka est libre de se promener autour de chez elle. Elle est pucée, mais pas stérilisée. Le terme créole pour désigner ces chiens est « chien lacour », c’est-à-dire le chien qui vit dans la cour de la maison, qui est nourri par la famille, mais est libre de divaguer à sa guise. Le « chien lacour » n’est pas le « chien sonnette », qui lui est attaché ou enfermé et dont
la mission est d’aboyer si quelqu’un vient à s’approcher trop près de la maison. S’il est vrai qu’il persiste encore dans les campagnes cette conception du chien en semi liberté, la modernisation de l’île, et notamment son urbanisation,
ont fait reculer ces usages. Quant à l’idée que les Réunionnais garderaient encore la crainte du chien chasseur de marron (terme désignant les esclaves qui s’enfuyaient dans les hauts) éduqué à reconnaître la couleur de leur peau, est probablement fantasmé. C’est surtout de l’indifférence teintée de défiance dont témoignent ceux qui n’appliquent pas les règles en vigueur dans la loi : l’interdiction de laisser son chien divaguer, l’obligation d’identification par une puce et la vaccination.

Rivière des Galets, La Possession, avril 2022

Chien de la meute de la zone commerciale de la Cocoteraie, Saint-André, juin 2022

Chien abandonné sur la route forestière de la Forêt des fougères, Sainte-Marie, juin 2022

Jeanne
Le Port, juillet 2021
Biscotte est le nom que Jeanne a choisi pour ce mâle Bourbon qu’elle a trouvé dans son quartier, nourri quelques mois puis fini par adopter il y a un an. Jeanne a 26 ans. Elle est née en Ukraine et a été abandonnée à sa naissance.
Son parcours d’enfant adoptée a été compliqué, et parsemé de violences qui l’ont menée à faire plusieurs séjours en hôpital psychiatrique. Souffrant de troubles psychiques importants, elle est sous curatelle de l’établissement
public de santé mentale de la Réunion, touche l’allocation adulte handicapée
et est suivie par un centre médico-social. L’association de protection animale PADAC (Protégeons les Animaux des Actes Cruels) l’accompagne dans son parcours de rétablissement en lui permettant de continuer à vivre avec ses chiens qui lui apportent au quotidien un rythme lié aux soins à leur apporter, des liens sociaux, un sentiment de protection, et beaucoup de réconfort : autant d’ingrédients indispensables au retour de la confiance et de l’estime de soi, clefs d’une reconstruction toujours fragile.

Meute de Ravate, Parking du Carrefour Market, Le Port, avril 2022

Capture
Sainte-Marie, juillet 2022
Ce chien du quartier de La confiance Les Bas défie les agents de la fourrière
qui n’arriveront pas à l’attraper cette fois-ci. Il vit dans le quartier avec 3 autres chiens errants qui sont régulièrement traqués. La communauté d’agglomération CINOR (communauté intercommunale du Nord de La Réunion) a organisé
ses services de fourrière autour de la SEMRRE (Société d’économie mixte Réunion recyclage et environnement), spécialisée également dans la collecte
des déchets. Celle-ci a pour mission de capturer des chiens sur la voie publique sur demande d’habitants, de la police ou à sa propre initiative. Les agents patrouillent régulièrement dans les quartiers où ils sont les plus visibles et tentent de les attraper au lasso en les appâtant avec de la nourriture. Mais la mission est difficile, les chiens ainsi traqués finissent par se méfier, reconnaissent les véhicules, les odeurs et les stratégies mises en place. Cette fourrière capture environ 200 chiens par mois, dont 80% sont abattus au bout des 4 jours légaux, quand les autres sont pris en charge par la SPA voisine. Très peu sont réclamés et récupérés par leur propriétaire du fait du faible taux d’identification.

Abattage
Sainte-Marie, juillet 2022
Ce gros chien mâle molossoïde récupéré par la fourrière de la CINOR (communauté intercommunale du nord de La Réunion) dans le jardin d’une habitante est abattu par un vétérinaire. Le mot habituel est euthanasie, mais si l’on s’en réfère à la définition du terme, l’euthanasie ne se pratique pas sur des animaux en bonne santé et est toujours motivée par le bien-être de l’animal : il s’agit donc ici bel et bien d’un abattage.
Le vétérinaire est missionné deux matinées par semaine pour s’occuper des chiens n’ayant ni été réclamés par leurs propriétaire, ni été choisis par la SPA pour être adoptés (soit 80% des chiens ramassés). Il leur administre une
dose létale de Pentobarbitol en intraveineuse après les avoir anesthésiés par intramusculaire directement dans leur boxe, leur évitant ainsi le stress de la salle d’opération. Les corps sont ensuite mis dans une poubelle, dans un container réfrigéré derrière le bâtiment de la fourrière, avant que le service d’équarrissage ne passe les récupérer pour les incinérer. Un rapport officiel de 2017 estimait
le nombre d’abattage sur l’île à 8000 par an. Les chiffres sont difficiles à obtenir, mais les associations, dont la SPA, estiment qu’il pourrait y en avoir entre 15 et 20 000 par an, ce qui correspond à environ 20% des euthanasies françaises.

Meute de Petite France, avril 2022

Les Makes, Saint-Louis, avril 2022

Chien de la meute du Col de Bœufs et deux randonneuses pique-niquant sur le parking, Cirque de Salazie, La Possession, juillet 2022

Lilou, chienne de la meute du Butor, avenue du Maréchal Delattre de Tassigny, Saint-Denis, décembre 2021

Les Cafés, Sainte-Marie, avril 2022

Route des laves, RN2, Saint-Philippe, juillet 2022

Chiots de la meute du centre d’enfouissement technique, Sainte-Suzanne, juillet 2022

Chien de la meute du centre d’enfouissement technique, Sainte-Suzanne, juillet 2022

ROYAL BOURBON, Histoires de chiens à La Réunion
Grande commande photographique photojournalistes
BNF

ROYAL BOURBON
Histoires de chiens à La Réunion

Enquêtes et Paysages avec chiens
2022

un projet proposé dans le cadre de la Commande photographique « Radioscopie de la France : regards sur un pays traversé par la crise sanitaire » portée par la Bibliothèque Nationale de France et initiée par le Ministère de la Culture.

en partenariat avec La Cité des Arts, La Réunion

Il n’est présenté ici qu’un extrait du reportage, des enquêtes et des paysages.

Pour télécharger le PDF du projet complet :
https://www.geoffroymathieu.com/clients.geoffroymathieu.com/G.MATHIEU_RoyalBourbon.pdf

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Le Royal Bourbon tire son appellation du premier nom de l’île faisant référence à la dynastie régnante au moment de sa prise de possession par la France. Le terme ne désigne pas à proprement parler une race car la variabilité interindividuelle des chiens est très importante. Sang mêlé par excellence, ses origines sont diverses mais une dominante physiologique indique une filiation importante avec le Rhodesian Ridgebach ou avec l’Africanis. On évoque également une parenté avec les chiens parias de l’Inde ou les chiens errants de l’île Maurice. Le Bourbon est aujourd’hui simplement le chien de La Réunion, dont les traits se diversifient sans cesse au gré des croisements, notamment avec des chiens de race abandonnés ou divagants. Ce nom rappelle que ses origines sont liées à l’histoire de l’île et qu’il accompagne depuis des siècles les établissements humains. L’introduction des chiens est vraisemblablement contemporaine des premiers troupeaux vers 1649. Certains chiens ont également pu être utilisés pour défendre les plantations, étant parfois associés aux traques des esclaves marrons au XVIIIe siècle.

L’errance canine est aujourd’hui particulièrement visible à La Réunion et provoque de vifs débats entre les pouvoirs publics, la trentaine d’associations de protection animale présente sur l’île, les bénévoles, les habitants, les exploitants agricoles ou encore les vétérinaires. Ces débats sont d’autant plus animés – et parfois violents – que coexistent ici, sûrement plus qu’en métropole, des différences culturelles fortes dans le rapport au monde vivant, donc dans la manière d’être avec les animaux et plus encore avec l’animal domestique qu’est le chien. La domesticité n’est en effet pas envisagée par tous Les Réunionnais de la même manière. Certains pensent le chien comme un membre de la famille, d’autres dans une perspective commerciale ou utilitaire, d’autres encore comme un être impur ou un nuisible. Par conséquent, différents points de vue sur l’errance animale s’opposent, donnant parfois l’occasion de reprocher à l’autre sa barbarie, ses intérêts financiers ou électoraux, ou encore la volonté d’imposer sa conception occidentalisée du rapport à l’animal de compagnie. Peu de personnalités politiques s’engagent sur le sujet délicat de l’errance animale. Dans le contexte social général d’une île qui compte 40% d’habitants vivant sous le seuil de pauvreté, les priorités de la population sont ailleurs, ce qui fait passer au second plan la protection animale.

Au second semestre 2018, on estimait la population canine dans l’espace public à 73 000 chiens, soit 42 000 chiens errants et 31 000 chiens divagants. Si ces deux types de chiens sont sur la voie publique, l’errant a comme particularité de ne pas avoir de propriétaire. Chaque année, environ 27 000 morsures sont déclarées, plusieurs milliers d’animaux d’élevage meurent suite à des attaques de chiens dans les hauts, et 8000 chiens périssent sur les routes. Nombre des chiens errants sont également porteurs de maladies telles que la néosporose ou la parovirose, qu’ils peuvent transmettre aux animaux d’élevage. En 2020, environ 10 000 chiens sont arrivés dans les fourrières (suite à des captures et des abandons), 85 % d’entre eux ont été euthanasiés après les 4 jours légaux sans réclamation. Cela correspond à 20% des euthanasies nationales. Environ 5000 chiens ont quant à eux été envoyés en métropole par avion pour adoption par les associations. La divagation d’animaux associée à un faible taux de stérilisation (32%), l’augmentation des abandons de chiens accentuée par la période COVID, la lenteur des réponses des pouvoirs publics entravée par un faible taux d’identification (50%) et le manque de coordination des collectivités dans leur politique de régulation expliquent ces chiffres (et leur progression annoncée). La situation décrite ici n’est pas comparable à celles, bien plus dramatiques que l’on observe à Mayotte, en Inde ou au Maghreb. Mais les écarts importants avec les chiffres de la métropole sont notables. C’est cela, ainsi que la dégradation de l’image touristique de l’île et la pression des associations de protection animale qui a déclenché en 2019 une réponse du secrétariat aux affaires régionales (SGAR) à travers un Contrat de convergence et de transition (CCT) considérant que la situation était problématique en termes de santé publique et de sécurité des personnes et des élevages. Un plan de lutte en trois volets a donc été mis en place et sera prolongé jusqu’en 2023. Près de 3 millions d’euros par an sont dépensés par les collectivités locales, aidées par l’État, pour capturer, stériliser et identifier les chiens, et sensibiliser la population.

Cet argent débloqué pour résoudre ce que les pouvoirs publics désignent comme une crise est insuffisant, d’autant qu’il alimente en retour une économie de l’errance par le jeu de la création d’emplois et l’attribution de marchés publics pour assurer les services de ramassages et déployer les services médicaux nécessaires. Comme dans toutes situations où l’État montre ses limites, les associations et les bénévoles s’engagent. Elles nourrissent, soignent, trappent, stérilisent et relâchent ; certaines font de la sensibilisation quand d’autres recueillent et font adopter. La plupart de ces adoptions se font en métropole, ce qui a généré une mode de l’adoption du chien réunionnais. Cette mode est stimulée par une rhétorique de la libération consistant à suggérer que chaque chien choisi serait sauvé de l’enfer de l’île. Si ce discours exprime une préoccupation pour le sort de ces animaux, il véhicule aussi la disqualification d’un territoire, des ses habitants et de leur culture, et une forme de mépris postcolonial (voire de racisme) pour des modes de vie et des personnes jugées supposément incapables d’aimer et de soigner les animaux conformément aux valeurs dominantes. Par ailleurs, le phénomène finit par constituer un véritable marché de l’adoption, auquel participent des éleveurs illégaux qui commercialisent via les réseaux sociaux des chiots de catégorie et des associations peu scrupuleuses qui favorise en priorité l’adoption de très jeunes animaux.

Je questionne depuis plusieurs années nos modes d’habitation et nos rapports à la nature avec des travaux traitant du paysage ou du sauvage, d’agriculture, de rivières ou encore de pratique de cueillettes urbaines. Le monde animal est aujourd’hui un nouveau défi qui répond à mes tentatives d’utiliser l’acte photographique comme moyen de tisser avec le monde du vivant des rapports empathiques et respectueux des altérités qui le composent. L’errance canine à La Réunion est un phénomène localisé mais représentatif des crises de notre monde. C’est bien la fracture culturelle de la modernité qui s’exprime sur l’île, renvoyant chacun à sa culture et à son histoire, notamment coloniale. Plus particulièrement, l’errance canine soulève en creux la question de nos rapports aux non-humains, en particulier aux « espèces compagnes », ainsi que Donna Haraway désigne les animaux et les plantes avec lesquels les communautés humaines se sont construites, et qui entretiennent ainsi avec ces vivants des relations de co-identité et de co-dépendance dans des milieux partagés. Tout autre être organique auquel l’existence humaine doit d’être ce qu’elle est, et réciproquement, est une espèce compagne. Dans le cas du chien, cette co-construction est d’autant plus forte qu’il nous accompagne depuis plus de 15 000 ans et que nous entretenons avec lui un rapport que nous n’avons probablement avec aucune autre espèce. Nous devons donc bien au chien d’apprendre à vivre aujourd’hui avec lui dans des villes et des territoires qui sont aussi les siens. Si nous ne réussissons pas l’envisager avec, lui comment le penser pour le reste du vivant ?

Je suis allé à la rencontre de ces chiens qui vivent, seuls, en groupe ou en meute, aux côtés des Réunionnais, en ville ou dans les espaces périurbains et ruraux, les ai suivis dans leurs parcours quotidiens et ai appris à les connaître. J’ai rencontré celles et ceux qui les nourrissent, les protègent, leur donnent parfois des noms ou finissent par les extraire de la rue ; mais aussi celles et ceux qui s’en méfient et s’en défendent. J’ai enquêté sur les engagements, les affections, les violences et les conflits, en somme les relations que nous humains avons avec les chiens, et autour d’eux. Ce sont ces vies de chiens auxquelles j’ai donné une représentation et dont j’ai raconté les histoires, au-delà des statistiques et des comptabilités, ces êtres qui – qu’on l’embrasse ou non – partagent nos espaces d’habitation, nos quartiers, nos plages, nos routes et nos vies, et qui nous questionnent sur la place que nous sommes capables d’offrir aux espèces compagnes quand elles se trouvent réensauvagées. Souvenons-nous qu’il fût un temps où les chiens habitaient nos espaces de vie. Leur forte présence dans les images anciennes – peintures, photographies, cartes postales – racontant l’anthropisation et l’urbanisation de La Réunion, en témoigne avec une puissance étonnante. Les images réunies sous le nom de Paysages avec chiens rappellent cela et montrent que malgré l’interdiction promulguée par la loi française et les visions aseptisées de l’urbain, l’animal est un acteur de nos espaces et de nos paysages. Conduisant l’attention sur ces vies à l’œuvre, ces Paysages avec chiens tentent aussi d’interroger les codes et les valeurs anthropocentrés de l’esthétique de nos représentations paysagères. Elles cherchent de nouvelles formes d’attention et de sensibilité au monde susceptible d’aider au renouvellement de nos cohabitations.